Économie collaborative : « La solution n’est pas dans un excès de réglementation »

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Philippe Portier (Avocat aux barreaux de Paris, New York et Luxembourg, JeantetAssociés)

Les Français plébiscitent, à l’usage et par sondage, les percées de nouvelles formes organisationnelles d’une économie dopée au numérique. Les expérimentations se démultiplient dans des domaines aussi variés que le transport de personnes (le symbolique Blablacar, le polémique UberPop…) ou de colis (You2You, GoGoRunRun…), le « coavionnage » (Wingly), la finance (crowdfunding, Bitcoin…), la location de logements (AirbnB), le partage de livres (Booxup) ou de canapés (Couchsurfing)…

La liste est longue et la presse se fait l’écho journalier de cette vague sociétale qui bouscule les habitudes, les acquis, les rôles, les structures et le rapport à autrui, à la croissance ou à la propriété. Blablacar a réalisé en septembre une levée de fonds record de 200 millions de dollars (183 millions d’euros). Certains mènent cette révolution à coups de hache, pour l’« uberiser », prenant le risque d’être donnés aux lions, mais gagnant d’autant en notoriété et, in fine, sans doute, en parts de marché. Cynisme ? Réalisme ? Vision ?

Avant de porter sur tout cela un jugement d’ensemble sur cette révolution impulsée par la technologie, encore faut-il en définir les contours pour éviter les amalgames, et distinguer deux tendances, techniquement proches, mais économiquement différentes.

L’économie collaborative stricto sensu, s’appuie sur une mutualisation des biens, des espaces et des outils (l’usage plutôt que la possession, dans la logique de l’économie du partage), l’organisation des citoyens en « réseau » ou en communautés et l’intermédiation par des plateformes internet.

Économie uberisée

L’économie collaborative, dans un sens large, inclut la consommation collaborative (couchsurfing, covoiturage, etc.) mais également les modes de vie collaboratifs (coworking, colocation, habitat collectif), la finance collaborative (crowdfunding désintéressé) voire la production contributive (fabrication numérique, DIY, Fablabs…) et la culture libre (Wikipedia).

L’économie uberisée (la notion d’uberisation est notamment employée par l’Observatoire de l’ubérisation récemment lancé par des entrepreneurs), qui traduit l’émergence de professionnels d’un nouveau genre, concurrençant les modèles traditionnels grâce à la combinaison d’outils technologiques, communs à l’économie collaborative (les plateformes, les outils numériques et les objets connectés) et de l’autoentrepreneuriat.

Le premier modèle s’inscrit dans une dynamique non professionnelle, non concurrentielle et fondamentalement non lucrative, qui l’inscrit dans le périmètre non marchand de l’« économie domestique ». Les flux financiers, quand ils existent, relèvent du don (approche volontaire) ou de l’amortissement de frais (cas du covoiturage). Ils servent également à rémunérer les services de la plateforme de mise en relations de particuliers mutualisant leurs biens, leurs savoirs, leur temps : se rendant service, au sens non marchand du terme.

Le second modèle est en rupture, puisqu’il décrit un nouveau modèle d’entreprise horizontalisée, dématérialisée, idéalement sans salariés ni bureaux, capable de concurrencer les acteurs traditionnels via la mobilisation (par les technologiesnumériques) d’un grand nombre de prestataires, sans en assumer la charge.

Dans sa version extrême, l’économie uberisée s’affranchit également des monopoles : ceux des taxis, avec UberPop, des banques avec Bitcoin ou le crowdfunding en fonds propres ou encore des avocats avec Weclaim.

Risque de précarisation

C’est cette nouvelle forme de concurrence, semi-professionnelle, semi-régulée (voire pas), ultra-technologique, en réseau… qui inquiète le plus aujourd’hui. Le risque de précarisation sociale est souvent avancé, au risque de faire abstraction du choix des Français de diversifier leurs sources de revenus, de sortir du cadre traditionnel du rapport hiérarchique, honni semble-t-il, par les générations Y et suivantes….

Du côté des entreprises, comme l’indiquait Maurice Lévy, le patron de Publicis, en décembre 2014 au Financial Times : « tout le monde commence à avoir peur de se faire uberiser. De se réveiller un matin pour s’apercevoir que son business traditionnel a disparu ». L’économie uberisée, ou « capitalisme des plateformes », qui incarne une vision néolibérale de l’économie dans un pays traditionnellement rétif au libéralisme économique, soulève en conséquence des questions de société.

IL EST ESSENTIEL QUE, TOUT COMME POUR LE COVOITURAGE DE PERSONNES, DISTINGUÉ DU MODÈLE UBERPOP, NOS GOUVERNANTS CONTINUENT À DISTINGUER UBERISATION ET COLLABORATIF, DE MANIÈRE À PERMETTRE AUX PARTICULIERS DE MUTUALISER LEURS VÉHICULES POUR EN AMORTIR LA CHARGE OBLIGÉE

Or, s’il convient d’aborder ces questions sans œillères, ni tabou, il ne faut pour autant pas leur amalgamer celles afférentes à l’économie collaborative, qui relève d’une philosophie différente. Qu’attendre dès lors des pouvoirs publics s’agissant de cette économie collaborative qui se développe ? Certes, les enjeux sont d’importance, et nécessitent a minima une certaine neutralité, par exemple sur le plan fiscal, pour éviter les faux-semblants de la gratuité ou les excès du partage de frais, ou sur le plan social en évitant une nouvelle forme de salariat dérégulée.

Mais s’il s’agit d’éviter des effets d’aubaine, faut-il en outre dépasser cet objectif en protégeant les acteurs classiques – au nom d’une protection du citoyen-consommateur qu’il ne demande pas – grâce à un renforcement des réglementations propres aux secteurs concernés ?

Tradition bien française

Le cas du transport est topique : objet d’une réglementation lourde, le transport public de personnes ou de biens (réservé à des professionnels déclarés) aurait pu nuire à l’émergence de Blablacar, promoteur hier de l’auto-stop universel, aujourd’hui à la conquête du marché mondial, n’eut été une position favorable de la Cour de cassation en 2013, de la DGCCRF ensuite et du législateur enfin (la loi sur la transition énergétique l’ayant enfin légalisé en août 2015, s’agissant du transport de personnes).

Ce pragmatisme, inspiré par la logique écologique du concept (puisqu’une voiture doit accomplir un trajet, autant qu’elle soit remplie de personnes qui, à défaut, auraient pris un autre véhicule ou un autre moyen de transport), a été rendu possible par la finalité non lucrative de cette activité.

Or, dans le même secteur, mais s’agissant du covoiturage de colis (GoGoRunRun, You2You, Expédiezentrevous, Driivoo, Toktoktok…), la réponse semble paradoxalement - la sécurité des personnes n’étant pas en jeu - moins claire. Le Syndicat national du transport léger (SNTL) tente en effet d’alerter les pouvoirs publics devant le risque consistant, « sous couvert de transport écologique », à laisser faire « de nouveaux acteurs en dehors de toute contrainte légale et administrative ». Et les pouvoirs publics d’envisager, semble-t-il, dans une tradition bien française, de réguler cette nouvelle forme de concurrence, afin de ne pas fragiliser davantage le pavillon français.

Il est toutefois essentiel que, tout comme pour le covoiturage de personnes, opportunément distingué du modèle UberPop, nos gouvernants continuent en la matière à distinguer uberisation et collaboratif, de manière à permettre aux particuliers de mutualiser leurs véhicules pour en amortir la charge obligée. Et ainsi contribuer à répondre à l’équation - à ce stade non résolue - des livraisons dites « du dernier kilomètre », dont le coût prohibitif interdit le développement. Et ce, alors même qu’il s’agit, selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), de l’un des enjeux les plus marqués de la croissance du marché des ventes, qui pourrait engendrer une croissance de 400 millions des colis à transporter vers les clients.

Ne « pas chercher à définir un secteur du numérique »

Nous ne pouvons dans ce cadre qu’adhérer aux recommandations du Conseil d’analyse économique qui, dans sa note « économie numérique » d’octobre 2015, préconise de ne « pas chercher à définir un « secteur du numérique », quels qu’en soient les contours, auquel s’appliqueraient des régimes particuliers ». Et de conclure qu’à l’inverse, « c’est l’ensemble des réglementations sectorielles qu’il convient de rendre plus dynamiques et accueillantes pour l’innovation numérique, en offrant un droit à l’expérimentation de nouveaux modèles d’affaires ».

Il est également à espérer dans ce même esprit, sur le plan fiscal, notamment, que des règles simples et efficaces permettront, comme l’a récemment suggéré la commission des finances du Sénat, à la fois d’éviter des effets d’aubaine et distinguer amortissements de charge (domaine de l’économie collaborative) et vraies recettes d’exploitation (domaine de l’autoentrepreneuriat et de l’économie uberisée).

Quand le système D à la française se trouve saisi par la technologie et offre des perspectives de croissance et d’accroissement du niveau de vie des citoyens, tout en mutualisant des sources de pollution et en générant de « licornes » à vocation internationale, il est temps que les pouvoirs publics s’inspirent a minima de la devise de Jean Cocteau : « puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur ».


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