Travailleurs de plateformes : les données personnelles, un levier à explorer

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Alors que l’outil numérique devient un pilier croissant de l’économie, une ressource centrale échappe encore largement aux travailleurs de plateformes : les données qu’ils produisent quotidiennement. C’est le constat principal du rapport GDPoweR – Governing Data for Power, un projet de recherche européen mené entre 2023 et 2025 via l’examen des secteurs de la livraison de repas et du transport de personnes par les VTC. Ce rapport propose des axes pour améliorer le dialogue social et les conditions de travail des indépendants de plateformes via la gestion des données.

RGPD : des promesses non tenues

Ce rapport, construit à partir d’une collaboration étroite entre chercheurs, syndicats (dont la Fédération nationale des auto-entrepreneurs) et travailleurs de terrain, met en lumière le potentiel et les limites actuelles d’une stratégie fondée sur le RGPD pour défendre les droits de ces nouveaux professionnels précaires.

Des droits… en théorie seulement

Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) garantit à chaque citoyen européen des droits d’accès, de portabilité et de rectification de ses données personnelles. Pourtant, pour les travailleurs de plateforme, ces droits restent largement théoriques. Le rapport montre en effet que la majorité des livreurs et chauffeurs ignorent l’existence ou la portée de ces droits, ou n’ont pas les moyens de les exercer.

Des limitations nombreuses

La majorité des livreurs ou chauffeurs VTC ignorent comment accéder à leurs données, lesquelles sont souvent dispersées, opaques, et présentées dans un langage ou des formats difficiles à interpréter.

Lorsqu’ils tentent d’exercer ces droits, ils se heurtent à des refus, des délais excessifs ou à l’impossibilité d’exploiter les données obtenues. L’exercice effectif des droits d’accès ou de rectification nécessite souvent une assistance juridique ou technique, rare chez les travailleurs indépendants.

Ce verrouillage technico-juridique crée un déséquilibre structurel entre les plateformes – qui possèdent, stockent et exploitent les données – et les travailleurs, réduits au rôle d'exécutants invisibles dans la chaîne algorithmique.

Une gestion algorithmique opaque et déséquilibrée

Au cœur du problème, la gestion algorithmique des plateformes agit comme une boîte noire. Elle attribue les courses, module les revenus, évalue les performances et peut même désactiver un compte sans justification claire. Les travailleurs, eux, restent dans l’ignorance des critères utilisés. Le rapport souligne à quel point cette opacité crée un déséquilibre structurel dans les relations de travail.

Malgré l’existence de cadres européens et nationaux visant à encadrer ces pratiques, les plateformes conservent un pouvoir technologique unilatéral. Les informations critiques pour comprendre ou contester une décision (comme par exemple le taux d’acceptation de missions, la notation par les clients, la géolocalisation, les calculs de bonus) ne sont que partiellement accessibles, voire totalement verrouillées.

Des initiatives et des freins 

Alors que les européens peinent à s'entendre pour émettre des directives, des initiatives se développent pour tenter de réguler l’économie des plateformes et de faire vivre le dialogue social… mais le chemin est long… 

L’ARPE : une Autorité sans autorité

Le rapport salue la création par la France de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Cette instance pionnière, dédiée à la représentation des travailleurs de plateformes indépendants, organise des élections professionnelles, encadre des accords sectoriels et tente de structurer un dialogue entre représentants des plateformes et des travailleurs. 

Mais le rapport pointe que cet organisme ne dispose pas de pouvoir contraignant, ce qui réduit fortement son efficacité. Il ne peut ni imposer la transparence algorithmique, ni faire respecter les accords conclus, qui restent de fait souvent lettre morte. D’autre part, les plateformes peuvent y participer de manière volontaire, limitant l’impact systémique de cette initiative.

Des expérimentations collectives fragiles

Des collectifs de travailleurs, syndicats et associations mènent des actions innovantes : campagnes d’information, contentieux stratégiques, projets de mutualisation des données. Certains développent des outils pour aider les travailleurs à visualiser et interpréter leurs données professionnelles, à l’image d’initiatives européennes comme Worker Info Exchange ou Fairwork. Mais ces démarches restent marginales. L’isolement des travailleurs, leur statut hybride (ni salariés, ni pleinement indépendants), la fragmentation géographique et linguistique, le manque de ressources, en particulier d’accompagnement juridique, freinent les dynamiques collectives.

Revaloriser les données comme bien de travail

Le rapport GDPoweR met en lumière une réalité trop souvent occultée : chaque action réalisée par un travailleur de plateforme, qu’il s’agisse d’une course, d’une connexion ou d’une évaluation client, génère de la valeur économique pour les plateformes numériques. Sans que cette contribution soit, pour l’heure reconnue, protégée ou rémunérée. 

En recentrant l’analyse sur la donnée comme produit du travail, le rapport appelle à un changement de paradigme. Les droits sur les données ne peuvent plus être relégués au rang d’outils technocratiques : ils doivent devenir un levier fondamental de pouvoir pour les travailleurs.

Un enjeu de justice sociale

Ce repositionnement dépasse la seule sphère des livreurs et chauffeurs : il soulève la question plus large de la souveraineté numérique des travailleurs. À l’heure où les algorithmes déterminent de plus en plus de décisions professionnelles, de la répartition des tâches à la rémunération, comprendre et maîtriser ces systèmes devient un impératif démocratique. Reconnaître les droits sur les données comme élément clé de justice sociale constitue ainsi un enjeu majeur pour l’avenir du travail.

Rendre les données accessibles

Afin de rendre les données personnelles réellement accessibles, lisibles et exploitables, le rapport propose :

  • de créer des outils techniques permettant aux travailleurs d’extraire leurs données de manière standardisée ;
  • obliger les plateformes à fournir des fichiers exploitables ; 
  • d’encourager des usages collectifs des données au service des syndicats ou collectifs;
  • d’introduire la question de la gouvernance algorithmique dans les conventions collectives.

Des pistes concrètes

Le rapport formule plusieurs pistes concrètes :

  • renforcer la portabilité des données via des standards interopérables et des plateformes de gestion des droits personnels ;
     
  • garantir un soutien juridique effectif en créant des structures d’accompagnement spécialisées dans les droits numériques, en formant les conseillers juridiques et syndicaux à l’analyse de données de travail ;
     
  • conditionner l’activité des plateformes à des engagements de transparence sur la gestion algorithmique ;
     
  • intégrer les droits numériques à la protection sociale en reconnaissant la contribution des données à la valeur du travail indépendant.